vendredi 17 février 2012

Le témoignage d’un ouvrier des usines Schneider

Le journaliste Jules Huret interroge un des ouvriers.

Cela doit être fatiguant votre métier ?
Pour sûr. Mais que voulez-vous ? On s’y fait.
Si vous tombez malade ?
Oh, il faut espérer que non ! Qu’est-ce que je ferais avec le peu d’argent versé par la compagnie
aux malades ? Il faudrait envoyer mes enfants mendier ! Ce qu’il faudrait, c’est que si on meurt,
les femmes et les enfants ne crèvent pas de faim. La retraite versée par le patron, c’est joli, mais
il n’y a pas beaucoup d’ouvriers qui arrivent jusqu’à soixante ans avec des métiers pareils.
Vous devriez être tranquille, puisqu’il y a une caisse de retraite au Creusot ?
Oui, je sais ! Ma retraite quand j’aurai soixante ans ! Si je vis jusque là ! Et cette maudite maison
qu’il faut rembourser tous les mois ! Mais, si on ne paie pas, la compagnie revend la maison, il
vaut mieux encore se serrer le ventre !
Si seulement on avait de quoi vivre ! Si seulement les mioches pouvaient manger autant qu’ils
en ont envie ! Ce qu’il faudrait, c’est que les patrons ne gagnent pas tant et laissent un peu plus
d’argent aux ouvriers.
On n’a pas envie de se révolter un peu, de faire des grèves ?
Ici ? Au Creusot ? Jamais de la vie ! … C’est plein de mouchards, et gare au premier ouvrier qui
aurait l’air de faire le malin ! Dans le temps, il y a eu des réunions socialistes. Tous les ouvriers
qui y sont allés ont été renvoyés, tous ! Pas ensemble, mais un à un, pour une raison ou pour une
autre.
On aime bien le patron ici ?
Peuh ! On ne l’aime ni on le déteste ! Il n’est pas plus mauvais que les autres. Oui, les ouvriers
votent pour lui. On le connaît, comme on connaissait son père1 avant lui. Des ouvriers voudraient
bien ne pas voter pour lui. Mais ils n’osent pas. Le jour des élections la frousse les prend qu’on
reconnaisse, devant l’urne, que le papier de leur bulletin de vote n’est pas de la bonne couleur.
Oui, ils ont peur qu’on les fiche à la porte de l’usine, s’ils ne votent pas pour le patron.

D’après Jules Huret, Enquête sur la condition ouvrière en Europe, 1897.
1. C’est l’ancien patron des usines, qui a sa statue dans la ville du Creusot. (Document 8)

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